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Dernière nuit à Soho, Fiona Mozley

Dernière nuit à Soho, Fiona Mozley, traduit de l’anglais par Laetitia Devaux, Joelle Losfeld éditions, 2022, 347 pages (qui se détachent toutes seules… bonjour la qualité du livre !)

Soho, quartier Londonien populaire, se gentrifie. Agatha, riche héritière, y possède plusieurs immeubles et souhaite expulser ses locataires, et notamment les prostituées qui y vivent, pour y construire des appartements pour riches. Elle a de quoi haïr les gens du peuple… son parcours de vie atypique l’a rendue intolérante à la misère humaine.

Dans ce roman, les existences se croisent de près ou de loin, les nombreux personnages se rencontrent ou pas et j’avoue avoir été un peu perdue, au début, entre Robert, client du bordel et ancien homme de main du père d’Agatha, Lorenzo, un acteur, Laura son ex-petite amie, Rebecca, sa petite amie, mais aussi Glenda, sans oublier le personnage que j’ai préféré Precious, une prostituée qui va défendre le lieu dans lequel elle vit et travaille, et qui prend de plus en plus d’ampleur au fil des pages… Et puis, sous l’immeuble des SDF (que je ne nommerai pas, à quoi bon vous perdre, vous aussi !)… Bref, vous le constatez, les personnages sont nombreux, on les suit, on les perd, on les retrouve et on se perd aussi parfois…

J’ai commencé à apprécier ce roman lorsque j’ai lu ces chapitres comme des tranches de vie et sans chercher à faire du lien entre les différents personnages. On frise parfois le burlesque, il faut accepter de se laisser embarquer dans chaque histoire sans réfléchir.

Il y a tout de même un fil conducteur, la résistance de ceux qui ne veulent pas être expulsés face à une femme qui se débat entre ses demi-sœurs, sa mère et ses contradictions.

Ce n’est pas vraiment glauque, même si certains personnages sont pathétiques, d’autres sont flamboyants dans leur misère, c’est souvent touchant, mais je trouve que ça part un peu dans tous les sens.

Ce roman c’est aussi et surtout un immeuble… Le personnage phare ! Autour duquel gravitent tous les êtres humains.

Il me reste de ce roman une ambiance et l’image de cette fin inoubliable.

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Merci à Babelio et sa Masse critique pour l’envoi de ce roman.

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Sinon, je lis mais je n’ai plus du tout envie d’écrire de chroniques, d’autres le font bien mieux que moi, et puis je m’essouffle. J’ai écrit celle-ci par obligation. Alors, à bientôt peut-être ou à plus tard ou… je ne sais pas… Si jamais j’ai très très envie de parler d’un livre, peut-être le ferai-je… ou pas…

Petit clin d’œil à Kathel, Ingannmic et Aifelle : je viens de lire Indice des feux d’Antoine Desjardins et oui j’ai adoré ! Mais je suis incapable d’en parler !

Carnet de mémoires coloniales, Isabela Figueiredo

Carnet de mémoires coloniales, Isabela Figueiredo, traduit du portugais par Myriam Benabroch et Nathalie Meyroune, éditions Chandeigne, 2021, 236 pages.

Dans ce récit biographique Isabela Figueiredo revient sur son enfance à Lourenço Marques, devenu Maputo depuis l’indépendance du Mozambique en 1975. Elle y aborde le thème du colonialisme par le prisme de l’enfant qu’elle était, fille d’un blanc profondément colon, profondément raciste.

Elle, à qui on avait confié la mission de dire la vérité, de dire ce que les Noirs faisaient aux Blancs, dans un pays que les Blancs souhaitaient gouverner, à l’image de l’Afrique du Sud, elle, donc, démontera, dans ce livre, le colonialisme. Elle ira à l’encontre de tout ce que son père représentait, et elle le fera après sa mort.

Si je n’ai pas adhéré tout de suite à l’écriture, aux répétitions incessantes des premiers chapitres autour de la sexualité, dans un langage cru, j’ai peu à peu pris conscience que ce que j’avais là, sous les yeux, était important. C’était la vision d’une enfant face au mépris des adultes pour les Noirs, vision et culpabilité, et honte parfois aussi, car malgré tout l’image du père (plutôt ambigüe) s’impose… Et puis la petite fille laisse la place à l’adolescente qui comprend de mieux et mieux ce qui se joue sous ses yeux.

Ce livre a une qualité indéniable, celle d’être un témoignage authentique sur un pan de l’Histoire colonialiste.

« Mon père croyait en un mouvement de Blancs, en un autre mouvement de Blancs, après le 7 septembre. Qui l’emporterait enfin, qui serait financé par l’Afrique du Sud ou la Rhodésie. Il fallait chasser le pouvoir noir de la ville et le renvoyer dans sa brousse, d’où il avait surgi, d’où il était originaire, et le dresser ou le massacrer. L’un ou l’autre selon ce qu’il méritait. Une Afrique de Blancs, oui, une Afrique de Blancs, me répétait-il sans cesse.

Parce que cette Terre, voyez-vous, était à mon père. Mon père était tout le peuple mozambicain. Il le vivait avec force et rage. Il le clama jusqu’au dernier jour, écumant de fureur, refusant de baisser la voix devant un Noir, de lui montrer ses papiers, ses titres de transport, de le vouvoyer, de lui tendre la main en signe de son acceptation de son autorité. Avec ou sans indépendance, un nègre était un nègre, et mon père fut un colon jusqu’à sa mort. »

« Qu’on ne vienne pas me parler du colonialisme si doux des Portugais… Qu’on ne vienne pas me raconter des contes de fées. »

La préface de Léonora Miaro est passionnante mais je crois qu’il est préférable de la lire après le texte d’Isabela Figueiredo, comme la plupart des préfaces (qui devraient être des postfaces), pour laisser le texte vierge de tout commentaire se glisser en nous, et donc le comprendre avec nos ressentis, nos émotions.

« Par sa description du racisme quotidien tel qu’elle put l’observer, Isabela Figueiredo montre combien une réflexion sur la blanchité est indispensable à tous pour dépasser enfin l’histoire de la violence qui s’est jouée entre Européens de l’Ouest et peuples du monde assujettis par eux. La suprématie blanche, on l’a vu avec l’évocation du père de l’auteur, travaille à déshumaniser celui qui s’en saisit pour entrer en contact avec les autres. »

Livre lu dans le cadre du prix des lectures européennes de Cognac.

La mémoire de l’eau, Miranda Cowley Heller

La mémoire de l’eau, Miranda Cowley Heller, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Karine Lalechère, Les presses de la Cité, août 2022, 528 pages.

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« Cette maison connaît tous mes secrets. Je fais partie d’elle, moi aussi. »

Vingt-quatre heures de la vie d’une femme et cinquante ans…

Ce roman s’articule autour d’une maison de vacances, une maison de papier faites de lambeaux de carton compressés (The paper palace), dans une nature sauvage entre lac et océan, sous les pins. C’est un lieu mais c’est aussi une atmosphère. L’eau est omniprésente, on se baigne, on transpire, on pêche, on nage, on se trempe, on se noie.

« La surface est immobile, les nénuphars blottis dans leur sommeil circadien, comme s’il n’y avait jamais eu d’orage. Rien ne bouge. Une vapeur rose pastèque enveloppe le monde. »

Vingt-quatre heures pour choisir entre Jonas et Peter, entre un amour de jeunesse jamais épanoui et un amour stable avec son mari et ses trois enfants.

Et puis cinquante ans pour comprendre comment elle en est arrivée là. Avec des secrets bien gardés, des secrets qui ont scellé une amitié ou un amour, des viols, des morts, des déceptions, des renoncements.

La réussite de ce roman est dans sa construction, ses multiples allers et retours entre le passé et le présent qui créent une tension et un suspense certains. D’ailleurs j’ai avalé ce roman très rapidement, avide d’avancer, de comprendre, de savoir, d’avoir des éléments qui éclairent. C’est une multiplicité de petits riens qui font cette histoire, des détails, des petites choses qui n’ont pas l’air d’être importantes, mais notre vie n’est-elle pas faite de drames et de petits gestes du quotidien ? Les personnages n’ont pas tous la même profondeur, parfois on frise la caricature, parfois ils sont très justes dans leur complexité.

Ce n’est pas seulement l’histoire d’Ellie, c’est aussi celle d’une famille éclatée, bousculée, qui se débat dans une eau parfois tumultueuse, parfois nauséabonde, pas vraiment limpide.

Ce livre a de bons atouts.

Merci à Netgalley et aux Presses de la cité pour cet envoi.

Des abeilles sous la peau, David Machado

Des abeilles sous la peau, David Machado, traduit du portugais par Clara Domingues, Editions de l’aube, 2019, 405 pages.

« Nous avions en commun l’écho infini de la douleur de nos enfances, la vie à tout jamais recouverte d’un épais brouillard. Et je ne sais ce qui est le pire : la souffrance ou le souvenir éternel de cette souffrance ; un souvenir qui s’immisce dans les pensées, la chair, les os, les mots, l’âme, et contamine tout. On a beau lutter de toutes ses forces, il est impossible de survivre au mal qu’on nous a fait. »

Julia n’a pas tout raconté de ce qui lui était arrivé. Mais une chose est sûre, elle est traumatisée. Cloitrée chez elle, elle entend les disputes incessantes de ses voisins et ne souhaite qu’une seule chose : sauver la petite fille qui subit la violence de ses parents.

Ce roman se divise en trois parties distinctes, à trois dates différentes. Narration à la troisième personne pour la première partie centrée sur Julia. Des notes pour un roman écrites par un homme pour la seconde partie. Et l’enregistrement d’un enfant pour la dernière. Là encore, je n’ai pas envie d’en dire davantage parce que l’auteur donne à ses textes une ambiance énigmatique, on ne sait pas tout de suite qui sont les personnages qui évoluent sous nos yeux interloqués, on ne le comprend qu’au bout d’un certain temps.

C’est original, atypique et intéressant. D’un point de vue littéraire et formel, la seconde partie est passionnante. Rien n’est totalement explicite, tout est suggéré avec pudeur et parfois des pans entiers de la vie des personnages sont tus. C’est un roman qui permet au lecteur d’avoir une part active dans les déductions qu’il doit faire pour élucider les situations. Ce roman est exigeant, il n’apporte pas toujours de réponse, mais nous mène à réfléchir.

Le sujet ?

La violence faite aux femmes, la violence faite aux enfants, la violence en général et le traumatisme que cela engendre. Ces actes violents ne sont pas décrits, à peine effleurés, car l’auteur a choisi de mettre l’accent sur les conséquences qu’elles ont sur la personne qui les a subies mais aussi sur les générations futures.

Un livre qui mérite qu’on s’y attarde. Vraiment.

Lu dans le cadre du prix des Lecteurs de Cognac.

On était des loups, Sandrine Collette

On était des loups, Sandrine Collette, J-C Lattès, août 2022, 192 pages

« Les gens qui me connaissent disent que j’ai un fond en or seulement il est tout au fond voilà. »

Ce roman, c’est avant tout un ton. Il fallait le trouver ce ton particulier du narrateur, ni trop familier, ni trop lourd, ni trop artificiel. Sandrine Collette a opté pour une ponctuation partielle qui traduit parfaitement les pensées du personnage. On y croit, on le suit, et même si on ne le comprend pas toujours, si on n’acquiesce pas toujours en sa faveur, il est authentique, il est bien incarné. En ce sens, le roman est réussi.

Nous ne connaissons ni le nom de ce narrateur, ni le lieu où se passe l’action, peu importe, nous savons simplement qu’il vit avec sa femme et son fils dans la montagne, dans une nature hostile, sauvage, loin d’une civilisation au sein de laquelle le narrateur ne peut plus vivre, parce qu’il n’est pas adapté aux relations humaines.

Ce n’est pas un énième roman survivaliste, non pas du tout, c’est le roman d’une relation père-fils, une relation presque perdue d’avance, et pourtant… On ne nait pas père, on apprend à l’être, même malgré soi, même quand plus rien ne nous le fait espérer. C’est noir et lumineux, c’est dur et à peine teinté de tendresse, c’est d’une folle puissance.

Je ne veux rien raconter de l’histoire (mais j’imagine que de nombreuses critiques le font), c’est tellement plus agréable de la découvrir par soi-même, tellement plus percutant.

Ce texte est court mais il est efficace !

Merci aux éditions J-C Lattès et à Netgalley pour l’envoi.

Toute la lumière que nous ne pouvons voir, Anthony Doerr

Toute la lumière que nous ne pouvons voir, Anthony Doerr, traduit de l’anglais par Valérie Malfoy, Albin Michel, 2015, 609 pages.

« La guerre lâche son point d’interrogation. »

Seconde guerre mondiale. Deux destins. En Allemagne avec le jeune orphelin Werner Pfennig et en France avec la jeune aveugle Marie-Laure Leblanc. Deux personnages liés sans qu’ils le sachent par une émission captée à la radio. Se rencontreront-ils ? Peu importe.

Je ne raconterai pas l’histoire, on trouve partout des résumés plus ou moins complets…

Ce roman c’est avant tout une construction réussie. Alternant des chapitres très courts d’un lieu à l’autre, d’un personnage à l’autre et d’une époque à l’autre. Or, on le sait, plus les chapitres sont courts, plus on avale les pages…

L’apparition d’un nouveau personnage, vers la fin du premier tiers du livre, va créer du suspense et apporter un peu de tension. Et c’était nécessaire, parce que je commençais quelque peu à m’ennuyer…

C’est donc un roman efficace, qu’on dévore rapidement, riche en documentation historique, avec des personnages attachants (pas forcément les principaux mais plutôt les secondaires comme le jeune Frederick, ou le grand-oncle de Marie-Laure), quelques passages un peu rudes (mais pas trop pour ne pas froisser le lecteur), quelques moments mélodramatiques, tous les ingrédients sont là pour en faire un bon livre.

Alors, me direz-vous ? Pourquoi n’avoir pas encore crié au génie ?

Eh bien, je m’étais imaginé une écriture plus dense, plus étoffée. Ce roman se lit trop facilement à mon gré, on ne bute sur aucune phrase, aucun passage, tout est fluide, sans aspérité. Et j’ai besoin, pour avoir un coup de cœur, d’une écriture qui me résiste un peu.

Cet auteur publie un nouveau roman le 14 septembre prochain et avant de le découvrir, je souhaitais d’abord lire ce qu’il avait écrit auparavant. Je lirai probablement son dernier parce que le thème me parle, mais sans précipitation.

A propos de l’éducation de la jeunesse Hitlérienne :

« Chacun est une motte de glaise et le potier qu’est le corpulent et rougeaud commandant façonne quatre cents pots identiques. »

N’empêche que grâce à ce roman, je participe au challenge de Brize, le pavé de l’été.

Une terrible délicatesse, Jo Browning Wroe

Une terrible délicatesse, Jo Browning Wroe, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Carine Chichereau, Les Escales, 25 août 2022, 400 pages.

« Parfois nous donnons le meilleur de nous-même, parfois nous donnons le pire. Ça s’appelle être humain. »

Octobre 1966, William Lavery, jeune diplômé embaumeur, se porte volontaire pour aider les autres embaumeurs, lors de la terrible catastrophe de la ville d’Aberfan, où un glissement de terrain a enseveli une école.

Le roman commence à cette date puis remontera dans le temps pour finir huit ans plus tard. Et l’on suivra William, ce jeune homme traumatisé par cette expérience et qui, dans sa jeunesse, avait déjà eu son lot de moments douloureux. Dès le début on comprend, par des indices clairement semés, qu’il cache en lui des failles, des blessures non refermées. Il ne peut entendre le Miserere d’Allegri sans s’effondrer…

Le roman est construit comme un thriller, l’auteure nous laisse à la fin de chaque partie avec une énigme non résolue. Et on tourne les pages pour en savoir davantage. Peine perdue, entre les différentes parties, des ellipses. Et ce n’est qu’à la toute fin que le dernier morceau du puzzle sera posé et que l’on comprendra pourquoi William en veut autant à sa mère…

C’est un roman qui joue sur les émotions sans oublier de peindre un tableau assez réaliste de la société de l’époque avec, notamment, le rejet des homosexuels qui sont obligés d’adapter leur mode de vie pour ne pas exposer leur famille, et dont on tait la réalité de leur relation aux enfants…

William est un personnage pétri de doutes, de peurs. Un être humain ! Au lieu d’affronter les obstacles, il préfère fuir. Pour parvenir à la résilience, au pardon, à sa reconstruction, un long chemin sera nécessaire. C’est ce chemin qui est décrit dans le roman. Ses amis, sa famille, sa femme, seront des acteurs bienveillants qui l’accompagneront patiemment tout du long.

Le milieu des embaumeurs est dépeint avec délicatesse, presque avec amour, la douceur qui se dégage des gestes de William lorsqu’il s’occupe d’un corps est édifiante et magnifique.

Merci aux éditions Les Escales et à Netgalley pour cet envoi.

Mahmoud ou la montée des eaux, Antoine Wauters

Mahmoud ou la montée des eaux, Antoine Wauters, Verdier, 2021, 130 pages

En Syrie. Mahmoud plonge dans le lac el-Assad, né de la construction du barrage de Taqba. Entre souvenirs de sa vie, et guerre qui gronde à proximité, ses mots sont des perles de rosée dans un océan d’horreurs.

« Vieillir, c’est devenir l’enfant que plus personne ne voit. »

Difficile de mettre des mots sur les mots d’Antoine Wauters. Juste un ressenti… J’ai reçu ce texte comme un cadeau. Ses mots sont d’amour, et suggèrent l’indicible d’une vie écartelée entre deux femmes qu’il a aimées et perdues, des enfants morts ou partis combattre le régime dictatorial, un passage en prison dont on revient sans en dire un mot, parce que le « vrai mal, c’est l’absence ». Antoine Wauters n’est pas syrien et pourtant il évoque ce pays avec tant de fougue et de passion, mêlant faits réels politiques aux mots du poète Mahmoud, qu’on pourrait le croire…

Ce texte dénonce avec la douceur des mots qui font mal. Quelle émotion !

« Peu respirer.
Peu dire.
Peu penser.
Je regarde la vie contenue dans un seul brin d’herbe,
L’architecture d’une fleur dont j’ignore le nom,
la perfection de ses pétales, un scarabée courant
se réfugier dans l’espace clos
d’une pomme de pin.
Je converse avec le pin qui abrite une nuée d’oiseaux.
Et avec les balles qui sifflent et envoient leur plumage
au ciel.
D’où viennent-ils ?
Qu’ont-ils vu ?
Et toi, vieux pin, que ferais-tu à ma place ?
Reprends ton souffle, idiot.
Et cesse de te tourmenter.
Qui te tuerait, hein ? Qui tuerait le vieil Elmachi
assis sur sa souche ? Face au ciel. Face à rien.
Avec un peu de chance, tu n’es même plus visible. »

L’enfant qui voulait disparaître, Jason Mott

L’enfant qui voulait disparaître, Jason Mott, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jérôme Schmidt, Autrement, janvier 2022, 429 pages

Le narrateur a une maladie : il ne peut pas distinguer la réalité des fruits de son imagination. Alors, ce garçon à la peau noire, si sombre que les enfants l’ont surnommé Charbon, existe-t-il ? Est-il réel ou fantasmé ? Est-ce une version de lui ou est-ce lui-même enfant ? Il le suit partout, il apparait là où il l’attend le moins et surtout il a cette faculté d’être invisible aux yeux des autres, seul le narrateur le voit.

Le narrateur ? C’est un auteur, ou plutôt l’auteur d’un seul livre dont il fait la promotion dans tout le pays, sous l’œil averti de son éditrice qui ne parle de son roman qu’en terme de chiffres. S’il se présente à tel endroit et évoque la mort d’un enfant noir, le nombre de ventes augmentera dans les quelques minutes qui suivent.

Ce roman est original, atypique, parfois déstabilisant, à la narration inventive et débridée, il est follement intéressant. Il mériterait une relecture… Il y a des passages très drôles, d’une grande cocasserie, et d’autres poignants, terribles. On ne sait jamais où on est. Sur le fil en permanence. Tout est imbriqué, se chevauche, s’entrelace. Sous des allures de comédie un peu déjantée, ce texte dénonce l’oppression des noirs, les violences policières. Quand on nait noir aux États-Unis, on apprend la peur, on ne peut sortir dans la rue sans se sentir menacé. C’est la raison pour laquelle les parents de Charbon l’ont poussé à devenir invisible. C’est l’objet du premier chapitre… Une merveille narrative.

Difficile de conseiller de lire ce livre, cela dépend de vous… Êtes-vous prêt à vous laisser embarquer dans une histoire dont vous ne serez pas maître ? Est-ce que ce sera le bon moment ? Lâcherez-vous prise ?

« Disparaître, c’est l’échappatoire de tout dans la vie. Disparaître, c’est sortir du cercle de la violence. Disparaître, c’est une façon de ne pas se détester quand il voit sa peau dans le miroir. Disparaître, c’est une façon de ne pas détester tous ceux qui ont la même peau que lui. »

« – Tu ne me voyais pas du tout, hier ?

– L’important n’est pas de savoir si je te voyais ou pas, répondra le père. L’important c’est que tu te sentais à l’abri. »

Ingannmic et Ceciloule ont aimé aussi et en parlent mieux que moi qui ai eu du mal à trouver les mots…

Térébenthine, Carole Fives

Térébenthine, Carole Fives, Gallimard, 2020, lu en poche, 191 pages.

« Un bon peintre est un peintre mort. »

Lorsque la narratrice s’inscrit aux Beaux-Arts de Lille, la peinture est considérée comme obsolète. Il faut à tout prix utiliser les médias, les nouvelles technologies, l’art est conceptuel et sûrement pas esthétique. On parle de performances, on ne dessine plus, on laisse de côté les tubes de peinture. Alors comment faire lorsqu’on souhaite peindre ? On est relégué dans les sous-sols de l’école… et on est la cible de moqueries…

Voilà un livre qui se lit d’une traite avec jubilation. Le style est enlevé, les nombreux dialogues apportent du dynamisme à l’ensemble. Autobiographique sûrement, peu importe, c’est une critique acerbe des écoles des Beaux-Arts qui imposent une vision de ce que doit être l’art, à ses étudiants.   Le texte est à la seconde personne du singulier ou du pluriel quand il s’agit des trois compères, Luc, Lucie et la narratrice. Cela donne vie aux personnages et crée une complicité avec eux pas inintéressante, on est en leur présence, on les observe de près et on a l’impression de vivre ce qu’ils vivent. Et en même temps, cela permet à l’auteure de prendre une distance avec sa narratrice. On éprouve de l’empathie pour ces trois étudiants. Leurs débats sur l’art, leurs façons différentes de le représenter sont passionnants.

J’ai appris plein de choses, j’ai eu envie de découvrir plein d’artistes, de fouiller cette histoire de l’Art. C’est passionnant et touchant. J’ai particulièrement aimé le chapitre dans lequel la narratrice présente les artistes femmes que le professeur n’avait jamais évoquées.

C’est de cette expérience que naitra l’auteure… les mots remplaceront peu à peu la matière picturale.

C’est une surprise pour moi, je ne m’attendais pas à apprécier ce texte de cette manière. Il m’a été conseillé par une libraire et je l’en remercie.