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Murambi, le livre des ossements

13 avril 2021

Murambi, le livre des ossements, Boubacar Boris Diop, Zulma, 2011, 220 pages

L’auteur sénégalais lève le voile sur le génocide des Tutsis perpétré par les Hutus, au Rwanda en 1994, dans un roman d’une puissance terrible.

En prenant le prétexte fallacieux de la mort du président Juvénal Habyarimana dont l’avion a été abattu en plein vol le 6 avril 1994, les Hutus ont montré à la face du monde qu’ils pouvaient agir en toute impunité.

« La Coupe du monde de football allait bientôt débuter aux États-Unis. Rien d’autre n’intéressait la planète. Et de toute façon, quoi qu’il arrive au Rwanda, ce serait toujours pour les gens la même vieille histoire de nègres en train de se taper dessus.  […] J’ai moi-même souvent vu à la télé des scènes difficiles à supporter. Des types portant de larges combinaisons, en train d’extraire des corps d’un charnier. Des nouveau-nés qu’on balance en rigolant dans des fours à pain. Des jeunes femmes qui s’enduisent le cou d’huile avant d’aller au lit. Elles disent : comme ça, quand les égorgeurs viendront, la lame de leur couteau fera moins mal. J’en souffrais sans me sentir vraiment concerné. Je ne me rendais pas compte que si les victimes criaient si fort, c’était pour que je les entende, moi, et aussi des milliers d’autres gens sur la Terre, et qu’on essaie de tout faire pour que cessent leurs souffrances. Cela se passait toujours si loin, dans des pays à l’autre bout du monde. Mais en ce début d’avril 1994, le pays à l’autre bout du monde, c’est le mien. »

A travers un roman polyphonique qui donne la parole aussi bien à des Hutus qu’à des Tutsis, l’auteur nous aide à comprendre ce qui s’est passé. Il nous explique de quelle manière tout cela s’est déroulé sans que le monde entier ne lève le petit doigt. Dans l’indifférence générale, les membres des Interahamwe, la milice des massacreurs du Hutu Power, ont violé, mutilé, torturé, à coups de machette, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Quand on se pause un instant pour y réfléchir un peu : massacrer plus d’un million de personnes à l’arme blanche… c’est innommable !

Boubacar Boris Diop a recueilli des témoignages, a beaucoup écouté, avant d’écrire ce roman. Il a essayé de ne pas trahir les paroles des uns et des autres.

Cornélius est certainement le personnage le plus romanesque. Il est le fils d’un Hutu qui a ordonné le massacre des Tutsis qui avaient confiance en lui, le fils d’un être infâme qui se cachait derrière l’image du bon docteur et qui a trahi les siens sans sourciller. Cornélius doit vivre avec ça, lui l’exilé, lui qui était à Djibouti pendant ces mois d’horreur, il doit vivre avec une double culpabilité : son absence et son lien filial avec l’être le plus abject qui soit.

La partie « génocide » est certainement la plus émouvante, la plus bouleversante à lire. L’auteur ne dissimule pas l’horreur mais il n’en fait pas non plus étalage. Il ne verse jamais dans un pathos débridé, il reste sobre et pourtant efficace, il dit l’indicible, à travers les mots des uns et des autres, il met en lumière des tranches de vie, avant, pendant ou après ces mois abominables. Chaque personnage raconte ce qu’il a vécu, ça sonne toujours juste. L’un dit par exemple qu’il ne faut jamais épargner un enfant, si jeune soit-il, parce qu’il pourrait devenir le chef d’une guérilla future (ça ne nous rappelle pas un certain Hitler ?), l’autre que ses voisins le regardent d’un drôle d’air depuis le déclenchement du carnage alors qu’ils se côtoyaient amicalement auparavant ou ce restaurateur Tutsi qui tremble en servant un habitué Hutu… Terrible, vous dis-je. Leurs mots simples et dépouillés font frémir.

Boubacar Boris Diop n’oublie pas de dire que la France a joué un rôle pour le moins trouble dans ce massacre organisé. Elle a soutenu les Hutus au pouvoir, et les a armés. Quand on pense que Jean d’Ormesson a osé parler de « massacres grandioses dans des paysages sublimes » tandis que Mitterrand osait dire que « dans ces pays-là, un génocide ce n’est pas trop important », ça laisse songeur, ça révolte et ça donne envie de ne pas être français…

Ce roman fait partie de ces livres essentiels qu’il est nécessaire de lire. C’est un devoir de mémoire.

La postface, ajoutée en 2011, n’est pas moins intéressante que le roman, je dirais même plus, elle est indispensable et le complète parfaitement.

34 commentaires
  1. aifelle permalink

    C’est sûr que le rapport récent ne rend pas fier d’être Français. Tout ça pour quoi ? des intérêts ou des amitiés privées, c’est immonde en regard des souffrances déclenchées. Je ne participe pas à l’admiration générale vis-à-vis de d’Ormesson parce que je n’ai pas la mémoire courte et je me souviens de ses positions lorsqu’il était au mieux de sa carrière et de son pouvoir. Je note le roman pour un moment où je me sentirai prête à me lancer.

  2. Je me souviens de cette lecture, pourtant pas récente ! Difficile mais nécessaire, et je te rejoins complètement quant à la postface.

    • Non pas récente, et il m’aura fallu du temps pour la découvrir… Heureusement, les romans restent.

  3. keisha41 permalink

    Je sens ton émotion. Mais je crains toujours de lire sur ce sujet.

  4. Et le moment est parfaitement choisi. J’ai lu plusieurs romans sur le sujet, et lu également beaucoup de reportages (je suis une des dernières lectrices assidue de presse, un dinosaure…) donc je ne vais pas me précipiter sur celui-ci même si on ne lira jamais assez…

  5. Une lecture qui a l’air éclairante sur ce génocide.

  6. je me laisserais bien tenter, car le génocide est on ne peut plus d’actualité… j’ai un peu peur quand même… J’ai lu pas mal de choses dans la presse écrite mais en roman???

  7. Je le note, et c’est vrai, comme dit dans les autres commentaires, que ce serait tout à fait le moment de le lire… Mais espérons que le rapport qui vient de sortir ne va pas être enterré aussitôt, et sera suivi d’autres (il reste des archives non étudiées, apparemment)

  8. Ce roman m’avait fortement ébranlée. J’avais adoré sa structure polyphonique. Un roman nécessaire, en effet.

  9. c’est une horreur si totale , tout ce que je lis sur ce génocide me fait trembler.

  10. Je l’ai repéré chez Athalie, et je le garde en tête, mais comme je sais que ce sera une lecture éprouvante, j’attends un meilleur moment… sur ce même thème, et un peu dans cette même démarche (collecter des témoignages), j’avais lu le très bon récit de Jean Hatzfeld, « Une saison de machettes », qui en revanche ne s’intéresse qu’à la voix des « bourreaux ». Son autre livre « Le nu de la vie », en est le pendant, il donne la parole aux victimes. Il est sur mes étagères mais pareil, je n’ai pas encore eu le courage de m’y plonger.

  11. Je rejoins complétement ce que tu dis de ce livre que j’ai découvert il n’y a pas longtemps. Il mériterait plus de visibilité ! Et la post face est très importante, effectivement, elle éclaire le contexte de l’écriture et explique très bien quelle fut la perception erronée de ce génocide.

    • Ah… c’est donc peut-être suite à un passage chez toi que j’ai noté ce livre… Je ne sais jamais où je glane mes envies de lecture.

  12. J’ai lu quelques romans sur le génocide et cela m’a bouleversée.. je suis tentée par celui-ci mais pas pour tout de suite.

  13. une lecture essentielle, d’accord, je note. Le thème m’intéresse forcément, on te sent très touchée.

  14. Merci pour ce billet, je me le note précieusement

  15. Un prolongement à Petit Pays de Faye. En plus sombre et saisissant encore à te lire…

  16. Je l’ai lu il y a un ou deux mois et c’est une lecture qui, comme toi, m’a beaucoup marquée…

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